Bernard Bernier

TEMPURA magazine N°17 - Printemps 2024

© Emil Pacha Valencia

« Si l’on mangeait plus de produits végétaux, et je dis là quelque chose que l’on sait depuis longtemps, on pourrait nourrir beaucoup plus de monde. »

La clé des champs

Si l’anthropologue Bernard Bernier se souvient d’une chose lorsqu’il débarque dans la campagne japonaise à la fin des années 1960, c’est qu’elle ne correspond pas tout à fait à l’image qu’il s’en faisait. Société hiérarchique, politesse infinie, raffinement extrême : rien de tout cela. Il y entendra des blagues graveleuses, y verra l’alcool couler à flots et tout le monde logé à la même enseigne : ni riches ni pauvres, mais ce même combat quotidien qui consiste à travailler dur pour nourrir les siens. Depuis, le professeur à l’Université de Montréal s’est donné pour but de déconstruire un par un les clichés qui collent à la peau d’un pays que l’on aime à fantasmer. Alors que le monde agricole japonais traverse, à l’instar de la France, une crise sans précédent, il revient sur son histoire, ses luttes anciennes, mais aussi ses enjeux actuels pour continuer de nourrir 125 millions de personnes. Et y trouver, qui sait, la clé des champs ?

EPV/ Traditionnellement, l’agriculture japonaise était centrée sur le riz. Comment expliquer cette prépondérance ?

Le riz a été importé de Chine par la Corée entre la fin de la période Jomon (-3 000 à -400 av. J.-C) et le début de l’époque Yayoi (-400 à 300 apr. J.-C.), il y a de cela plus de 2 400 ans. C’est vite devenu la nourriture des élites. À l’époque déjà, c’était la céréale la plus consommée, et pas uniquement en Chine. Si l’on regarde l’Inde et l’Asie du Sud-Est, le riz est également prépondérant. Donc le Japon fait partie de cette ère d’influence. Pourquoi ? C’est difficile à dire, il y a sans doute des facteurs géographiques et climatiques qui l’expliquent en partie : c’était la céréale que l’on pouvait cultiver le plus facilement. Tout comme le blé en Mésopotamie qui est devenu la base de notre alimentation en Europe.

À son arrivée au Japon, vous dites donc que le riz était principalement consommé par les élites ?

Oui, surtout le riz blanc. Le riz poli dont on retire l’écorce extérieure était la nourriture des nobles et des gens riches. Les paysans mangeaient un riz mélangé, voire carrément pas de riz : du millet, de l’orge ou d’autres céréales. Le riz blanc n’est véritablement devenu la nourriture de tout le monde qu’après la Seconde Guerre mondiale. Car même au début du XXe siècle, le riz blanc coûtait trop cher pour la majorité de la population, notamment les paysans qui étaient pauvres pour bonne partie et ne possédaient pas la terre : le système de propriété terrienne faisait qu’une bonne moitié n’en était que locataire. Pour ceux-là, 50 % de la récolte revenait au propriétaire. Il faut se rappeler que le Japon a été frappé par de grandes famines jusque dans les années 1930. L’inversion intéressante de nos jours est que, alors que le riz blanc est désormais accessible à tous, les gens les plus aisés reviennent au riz brun ou au riz complet. Pour des raisons nutritives ou de simple distinction. […]

« Même au début du XXe siècle, le riz blanc coûtait trop cher pour la majorité de la population, notamment les paysans qui étaient pauvres pour bonne partie et ne possédaient pas la terre. »

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Pourtant, l’agriculture biologique ne représente aujourd’hui que 1 % des terres cultivées. Et ce malgré un intérêt toujours croissant des consommateurs. Comment expliquer des chiffres aussi bas ?

Il faut comprendre qu’il y a tout un tas de systèmes intermédiaires, notamment grâce aux Teikei, qui ont induit une utilisation bien moindre de produits phytosanitaires. Cela ne veut pas forcément dire que ces produits agricoles répondent à 100 % aux critères de l’agriculture biologique, qui imposent des normes extrêmement contraignantes et tout un cahier des charges ; mais ils s’en rapprochent. Et ce, même s’ils ne peuvent prétendre au label. Ainsi, il y a tout un tissu paysan proche de l’agriculture biologique sans en porter le nom, et donc qui n’entre pas dans le comptage officiel. Masanobu Fukuoka, par exemple, a eu une influence considérable, non seulement au Japon, mais partout dans le monde2. Il préconisait une agriculture « naturelle », très influencée par le taoïsme, qui consiste à laisser faire la nature et non à agir sur elle. Une pratique assez proche des tout débuts de l’agriculture, en somme. […]

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