À Ichinomiya, la laine ne froisse jamais

TEMPURA magazine N°16 - Hiver 2023

© Emil Pacha Valencia

Sur les rives de la rivière Kiso, aux confins de la préfecture d’Aichi, la petite usine textile Kuzuri Keori produit des laines de haute qualité. Une vingtaine de personnes se battent quotidiennement pour préserver ces savoir-faire en voie de disparition, sur des machines presque centenaires, alors que la concurrence avec la fast-fashion semble un combat perdu d’avance.

Sur une étagère en bois, entassés comme on peut, des trophées prennent la poussière, témoins silencieux d’un passé glorieux. Des échantillons de tissus dépassent d’un vieux classeur. Une boîte en carton éventrée figure le logo Christian Dior. « Ah oui, c’est un vieux projet, ça nous arrive de travailler avec des maisons françaises », confirme pudiquement Satoshi Kazuya. Christian Dior, mais aussi Issey Miyake ou… l’Empereur du Japon. « Parfois, les designers viennent nous voir avec une idée précise en tête, une inspiration qu’ils ont eue. Issey Miyake est un jour venu avec l’envie d’un textile aussi spongieux qu’une gaufre, ce qui implique un tissage assez complexe, avec une très faible tension, mais une grande densité. Une autre fois, en voyant une pierre, il a eu envie de la reproduire sur tissu… La laine naturelle offre une infinité de possibilités. » Sourire affable, vêtu d’une veste en laine sobre, Satoshi Kazuya tenait à nous montrer ses archives, il s’excuse du désordre. L’homme de 38 ans dirige aujourd’hui la petite usine textile Kuzuri Keori, à Ichinomiya, dans la préfecture d’Aichi, sur les rives de la rivière Kiso. Dans cette bourgade paisible à quelques encablures de Nagoya, les traces d’un passé industriel pas si lointain sont inscrites dans ces rues larges, ces belles demeures où l’on imagine autrefois des patrons d’industrie prospères, ou encore ces grandes usines abandonnées en bois, vitres brisées et poutres métalliques dévorées par la rouille, qui n’ont pas su résister au changement d’époque. Dans ce paysage pittoresque et désolé, la petite usine de Kuzuri Keori, qui emploie une vingtaine d’artisans spécialisés, fait figure d’exception. […]

© Emil Pacha Valencia

« Ils ne comprenaient pas comment l’on pouvait fabriquer, encore aujourd’hui, des tissus d’une telle qualité. Alors même qu’en Europe on avait perdu ce savoir-faire. »

[…] Le bruit assourdissant des machines qui battent à un rythme régulier étouffe nos paroles. Dans l’unique salle que comporte l’usine, une vingtaine de machines tournent à plein régime dans un décor anachronique de bois patiné et de métal bosselé par le temps. Par les vérandas du plafond filtre la lumière froide du milieu de l’hiver. « La plupart des usines étaient conçues avec ces grandes baies vitrées en dents de scie qui permettent à la lumière du jour de pénétrer dans l’usine de manière indirecte, d’éclairer sans éblouir. C’est un travail de précision. » 18 artisans s’activent dans les corridors étroits entre les métiers à tisser, passant d’une machine à l’autre, réglant une navette mal calée, vérifiant les éventuels accrocs sur le tissu, dévidant des bobines de fils infinis. À un poste de travail un peu à l’écart, Sumiya sépare des fils qu’elle passe dans des trous minuscules, un par un, d’un geste calme, mais franc. « Après l’ourdissage, qui consiste à préparer les fils en les assemblant, puis à les enrouler sur eux-mêmes une première fois, vient l’étape du remettage. Il s’agit de faire passer les fils individuellement dans les mailles, appelées lisses, reliées à des cadres. C’est une opération minutieuse, qui demande une grande dextérité », détaille Kazuya. Imperturbable, la jeune femme aux mèches bleues est aussi à l’aise au remettage qu’au piquage, l’étape d’après. Grâce à une sorte de crochet en laiton, elle sépare par groupe de deux à quatre les fils sur un « peigne » métallique, à intervalles réguliers pouvant descendre jusqu’à 0,8 millimètre. C’est ce peigne, composé d’entre 3 000 et 10 000 fils en moyenne, qui permettra par la suite d’ajuster la densité du tissu désirée, lors du tissage. « Le remettage et le piquage peuvent prendre jusqu’à trois jours, ils demandent beaucoup de patience, mais ils sont essentiels, confirme Sumiya qui, à tout juste 25 ans, est la plus jeune artisane de l’usine. J’adore ça, je pourrais y passer toutes mes journées. » […]

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