Dany Laferrière
TEMPURA magazine N°1 - Printemps 2020
© Xavier Tera
« Si vous mourez au Japon, vous êtes Japonais. Qui dira le contraire ? Votre identité ne regarde que vous. »
RPV / On m’a dit que vous vous cachiez en ce moment.
DL / Oui, quand le délai se rapproche il faut quand même travailler. J’écris à la main, on ne peut pas le dicter ou le faire faire. Le manuscrit, c’est le livre, et c’est ce que j’aime : il faut faire par soi-même.
Il y aura donc des dessins dans ce nouveau roman ?
Oui, mais j’appellerai ça « livre ». Un théorème d’Archimède est un livre. Je n’aime pas les étiquettes, j’ai toujours peur que ça finisse par les races et les classes. Ça me rappelle ce singe à qui un évêque avait demandé de parler, le pensant si proche de l’homme. Quelqu’un lui a alors dit : « Ne parle pas, sinon on t’enverra à l’usine ! »
Pas de distinction, donc.
Non, c’est le désir de lire qui compte. Si les gens veulent lire des théorèmes, cela peut être aussi mystérieux et énigmatique que des romans.
Pourtant c’est très humain ce besoin de classer, de ranger. Dans les librairies, par exemple, on range toujours les livres en fonction de l’origine géographique de l’auteur : Afrique, France, Caraïbes, Amérique du Sud…
Et c’est bien dommage. Classer, c’est le début de la critique. On empêche au lecteur la spontanéité de la découverte. Or on fait cela surtout à des fins commerciales, on pense que les gens viennent avec des idées très précises. Ils voudraient un roman caribéen, sud-américain, italien… C’est parfois ce que l’on fait, mais on espère toujours trouver autre chose en cours de route. Ce qui est étonnant, c’est que lorsque l’on va chez les gens, la plupart ne classe les livres dans aucun ordre précis !
« On nous a éduqué à faire ce que l’on sait faire, et sinon, à se taire. Ce qui fait qu’on n’a pas parlé assez, pas fait assez, pas dit assez. »
[…]
Vous avez déclaré que vous pensiez avoir une espérance de vie très courte car vous êtes né en Haïti, ce qui vous a poussé à écrire si vite. Quel est votre rapport au temps finalement ?
C’est un rapport très étrange. Malgré tout, je viens du vaudou, d’une culture où la question de la mort est toujours présente, mais sur un autre mode que la disparition physique et les larmes qui l’accompagnent. C’est moins matériel. Nous avons des zombies par exemple, ces gens qui ne veulent pas mourir. La question de la mort a été regardée de partout mais rarement vécue avec autant d’intensité que dans ce pays où la vie matérielle souffre, où le corps est violenté à ce point. Les pays où l’on meurt jeune, parce que l’on est soufflé par « le mauvais vent » comme aurait dit du Bellay, ces pays-là créent l’immortalité. Dans un pays où l’espérance de vie est si courte, tout est au présent. Tant le passé que l’avenir sont proches car on dépasse rarement les cinquante ans. Les gens qui viennent pour la première fois en Haïti sont toujours choqués, ils disent : « Vous ne pouvez pas faire passer le secondaire avant le primaire. Vous êtes dans une capitale sans électricité, sans nourriture, sans sanitaire… ou à peine. Vous devez vous battre chaque jour contre des épidémies, des gens font leurs besoins à ciel ouvert ! Et vous, vous vous mettez à peindre ! À faire de la musique, à faire de la poésie, à écrire des romans ! » Et tout ça, sans subventions !
En quittant Haïti pour Montréal, vous avez dû être confronté à un autre rapport au temps, un « temps occidental » disons.
Ce qui m’a étonné en arrivant à Montréal ce sont les tranches d’âge. Si on écoute la télé ou la radio, la musique est faite pour une tranche d’âge, telle émission à telle heure pour une autre tranche d’âge. En Haïti on passe la musique qui nous tombe sous la main, sans considérations commerciales – ce qui fait d’ailleurs que j’ai toujours confondu Mozart et Donna Summer ! On est tout le temps dans le multiple, on stocke du temps. On n’est jamais dans une « tranche d’âge » qui crée un tunnel, des corps qui essaient de passer dans des couloirs serrés. Cet autre rapport au temps engendre une forme de densité culturelle et sociale. Je me souviens d’un frère de mon grandpère qui passait le chercher tous les matins, et avant de repartir il frappait le sol avec son pied. Je demande alors à ma grand-mère pourquoi il fait ça. Elle me répond : « Il est fou ! Il vérifie si la terre peut le soutenir ! » Lorsque quelqu’un pense être plus lourd que la terre, il porte en lui un temps non comptable par l’esprit humain : c’est cela l’éternité.