Ishiuchi Miyako

TEMPURA magazine N°21 - Printemps été 2025

© Kentaro Takahashi

« J’aimerai que lorsque l’on regarde mes photos, on ne voie pas juste quelque chose de beau ou de répugnant. Je veux que l’on entende de la musique, que l’on sente les odeurs, que l’on ressente l’air sur notre visage. »

Archiviste du temps

Dans la pièce sombre au fond de son appartement, baignée par la lueur d’une lampe rouge, Ishiuchi Miyako joue avec les particules. Nous sommes en 1975. Tandis que ses amis photographes s’emploient à capturer les excès d’un Japon happé par la modernité, elle n’a qu’une obsession : remonter le fil du passé. Inlassablement, elle fixe sur le papier glacé nos cicatrices, nos vêtements usés, nos objets rouillés, comme autant d’indices sur qui nous sommes vraiment. Sous son regard, des inconnues de 40 ans, les victimes de la bombe atomique de Hiroshima ou l’artiste mexicaine Frida Kahlo s’éclairent d’un nouveau jour. Aujourd’hui installée dans sa ville natale, au coeur de la préfecture de Gunma, dans une maison aux murs de bois brûlé, la photographe de 78 ans conserve dans ses grands tiroirs cette cartographie humaine, avec la minutie d’une archiviste. Une archiviste du temps.

EPV/ Vous êtes née peu après la Seconde Guerre mondiale, en 1947, et à l’origine, vous vous destiniez à devenir designer. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

IM/ J’étais au lycée durant les Jeux olympiques de Tokyo de 1964. Et en me promenant dans la rue, je suis un jour tombée sur une affiche dessinée par Yusaku Kamemura. J’ai trouvécela magnifique, et je me suis demandé : « Quel genre de travail peut mener à faire d’aussi belles choses ? » En découvrant qu’il y avait bel et bien un métier qui y menait, j’ai décidé de m’orienter vers le design graphique à l’Université des beaux-arts Tama… mais j’ai échoué lamentablement. Je n’étais pas faite pour un travail aussi précis.

Nous sommes alors en plein dans les années 1960, et les mouvements étudiants qui embraseront bientôt les campus commencent à gronder dans les universités…

Lorsque cela a commencé, j’étais passée dans la section design textile. Au début de ma 4e année, il y avait des barricades partout, des manifs, des blocages… je n’ai pas eu cours pendant un an. Mes parents étaient très inquiets que je n’obtienne pas mon diplôme, mais je m’en foutais : je trouvais ça bien plus intéressant d’être derrière les barricades qu’assise en cours (rires). Avec mes camarades, nous étions contre l’augmentation des frais de scolarité, la guerre au Vietnam, l’Anpo (traité de sécurité liant les États-Unis et le Japon, ndlr)… Lorsque l’on est jeune, on s’oppose à beaucoup de choses. Mais un mouvement étudiant n’est valide que tant que l’on est étudiant, n’est-ce pas ? Or, une fois l’université terminée, je ne savais plus quoi faire, je m’ennuyais. Car il ne faut pas non plus oublier que ces mouvements étudiants étaient dominés par les hommes. Nous, les femmes, restions en cuisine…

C’est aussi l’époque où, justement, vous vous rapprochez des mouvements féministes, le Ûman Ribu (de l’anglais « women’s liberation »), notamment.

Oui, et ma rencontre avec Mitsu Tanaka, une grande militante féministe de la deuxième vague, a été en quelque sorte déterminante. Mais cela n’a pas duré, nous ne nous entendions pas très bien. Je vivais avec un homme à l’époque, et c’était mal vu au sein du mouvement, qui cherchait justement à déconstruire les relations de couple, l’amour, et toutes les formes de domination qui s’y nichent… Bien sûr, nous vivions dans une société patriarcale, mais je ne me sentais pas oppressée par les hommes, et je ne les considéraispas tous comme des ennemis. Cela est peut-être dû au fait que, jamais, je ne me suis sentie inférieure à eux. J’ai donc assez vite pris mes distances avec Mitsu Tanaka et le mouvement.

Précédent
Précédent

Itaru Hori

Suivant
Suivant

Parti-État, Parti unique, parti mafia