Hitomi Kanehara
TEMPURA magazine N°16 - Hiver 2023
© Kentaro Takahashi
« Les jeunes ne croient plus à ce que produisent le sexe et l’amour. Dans la société actuelle, qui est incertaine, instable, nous avons tendance à chercher des choses qui durent plutôt que des plaisirs éphémères. »
Les mots à vif
Hitomi Kanehara a soif. Un groupe de femmes rit à la table voisine. Le cliquetis des tasses qu’on entrechoque. Bach en fond. Trois minutes plus tard, tablier noir sur chemise blanche, la serveuse s’excuse sans rire de nous avoir fait attendre aussi longtemps. Elle verse le lait chaud sur des blocs de café gelé en forme de glaçons qui se délitent à son contact, marée noire. Hitomi Kanehara regarde, stoïque. Ce n’est pas une réaction chimique plutôt élémentaire qui fera sourciller celle qui a tout vu, tout entendu, tout ressenti. La douleur de quitter l’école à 11 ans, d’abord, incompréhension existentielle. Celle d’exposer ses chairs aux déchirures de l’acier et des aiguilles à 20, puis aux caméras, aux autographes, les millions d’exemplaires, les interviews à n’en plus finir, la nouvelle star de la littérature japonaise, écrira-t-on partout, une « Lolita de l’Orient extrême », décrira une journaliste française qui l’aura mal lue. 20 ans – dont sept à Paris – et 20 livres plus tard, Hitomi Kanehara porte toujours en elle cette même douleur originelle qui la fait se lever chaque matin pour expier sur son clavier d’ordinateur ses pensées sombres et ses désirs enfouis, mais aussi ses espoirs de voir émerger un monde meilleur. Car si Hitomi Kanehara parle d’elle, elle parle aussi de vous, de nous, du manque d’amour, des hommes violents et des femmes sans espoir, de la perte de sens dans un monde qui fond, comme ces glaçons noirs, qu’elle a fini par boire, par défi ou par rage.
EPV/ Vous avez débuté votre carrière à 20 ans, en gagnant le prix Akutagawa, le plus prestigieux prix littéraire japonais. Rêviez-vous de devenir écrivaine depuis toujours ?
HK/ Je dirais que ça s’est plutôt fait par hasard. J’ai vécu un an aux États-Unis lors de ma dernière année de primaire, j’avais 11 ans. C’est paradoxalement à ce moment-là que j’ai découvert la littérature japonaise, car mon père m’a acheté des livres en japonais. Petit à petit, je me suis mise à écrire, des choses assez courtes au départ. C’est donc allé progressivement et, vers 20 ans, pour la première fois, j’avais terminé une longue nouvelle. Je l’ai présentée à des concours, pour voir ce que cela pourrait donner. Et voilà.
11 ans, c’est aussi l’âge où vous quittez l’école.
Je n’ai pas tant décidé de quitter l’école que de tout simplement ne plus y aller. Petite déjà, je n’aimais pas la rigueur exigée par le cadre scolaire, les règles multiples, l’obligation de travailler en groupe… C’était difficile pour moi, je n’y trouvais pas ma place. Suivre les consignes m’était devenu insupportable. J’ai senti que cela n’était tout simplement pas fait pour moi. J’ai donc cessé de m’y rendre après la primaire, et je ne suis allée ni au collège ni au lycée. C’était plus une résignation, un renoncement, qu’une véritable volonté de quitter l’école.
Maintenant que vous avez vous-même des enfants scolarisés, sentez-vous qu’il y a une meilleure écoute de leurs besoins individuels ?
Bien sûr, par rapport à mon époque, certaines choses ont changé : les punitions corporelles ont diminué, on a mis en place certaines mesures contre le harcèlement scolaire, par exemple. Tout cela était nécessaire, mais je ne pense pas que cela soit suffisant. Fondamentalement, ce qui ne change pas vraiment depuis mon époque, c’est qu’on n’écoute pas assez les enfants. Donc, à mon échelle, j’essaie de les écouter le plus possible. […]
« Au Japon il y a une pression sociale très forte qui nous pousse à agir de telle ou telle manière. Lorsque l’on dit “alignez-vous”, on s’aligne. Et si quelqu’un n’obéit pas à cette injonction, il aura du mal à vivre ici. C’est une société difficile pour les personnes qui revendiquent leur individualité. »
[…]
Le fait d’avoir vécu sept ans en France vous a-t-il amenée à voir votre pays d’origine avec un autre regard ?
Je pense que les Droits de l’Homme n’ont pas vraiment pris racine au Japon. Avant de quitter le Japon, il y avait des choses que je considérais comme normales, que j’avais tenues pour acquises. Mais, vu de l’extérieur, j’ai en effet réalisé que cette normalité pouvait, et devait dans certains cas, être remise en question. En France, sur les questions de vie ou de mort, j’ai le sentiment que l’on prend les choses au sérieux, que l’on se saisit des problèmes. C’est moins le cas au Japon où face aux plus démunis, on a tendance à détourner le regard, à garder une certaine distance ou à juger avec sévérité. C’est ce que l’on appelle le jiko sekinin, la responsabilité individuelle que l’on rétorque aux personnes lorsque l’on estime qu’elles ont « échoué ». C’est le revers du collectivisme où l’on doit tous agir de la même manière : si vous échouez, c’est de votre faute, et ce n’est pas à la société de vous venir en aide. Je ne trouve pas cela normal. Il faut bien comprendre qu’au Japon, si les victoires sont collectives, les échecs sont toujours individuels.
Vous avez quitté le Japon peu de temps après la catastrophe du 11 mars 20113. Quel impact cet événement a-t-il eu sur votre écriture ?
Lorsque j’ai commencé ma carrière, j’écrivais ce que je voulais écrire, emportée par ma passion, mes désirs. Mais je me suis vite trouvée dans une impasse, car si l’on considère l’écriture comme un moyen de communication, lorsqu’on n’écrit qu’à partir de son propre ressenti, de son propre vécu, ce que l’on peut transmettre est forcément limité. Au moment de la catastrophe, des personnes très différentes ont discuté, débattu sans succès, sans parfois même se comprendre. Je me suis alors penchée sur une forme d’écriture plus précise, qui se concentre sur l’essentiel, et qui pourrait mêler différents points de vue, afin de transmettre aux gens des histoires et des vécus qui ne sont pas les leurs. C’est pour cela que dans Mothers, plusieurs protagonistes s’entremêlent, chacune avec son histoire et son vécu. […]