Niigata

TEMPURA magazine Hors-série Manger le Japon - Automne 2024

© Clémence Fabre

Quand fond la neige

Mon shinkansen porte un nom d’oiseau, Toki. Le nipponia nippon – on ne peut pas faire plus japonais – ou ibis à crête, n’existe plus : il aurait été décimé durant l’ère Meiji (1868-1912), victime d’une chasse un peu trop enthousiaste. Timidement réintroduit depuis la Chine – quelque 500 spécimens vogueraient dans le ciel du Niigata –, il reste surtout ancré dans l’imaginaire. Et on comprend pourquoi : avec sa crête rouge sur plumage blanc, il a tout l’air d’un drapeau japonais. Par la fenêtre de mon oiseau-train, pas de trace du fameux volatile, mais des rizières floues, des villages sans gare, des forêts denses et des nuages immobiles, immenses. Il suffit d’une heure et 16 minutes pour rejoindre la gare d’Echigo-Yuzawa depuis Tokyo, ville thermale réputée pour ses pistes de ski et son eau de source, élément essentiel pour faire du bon saké. C’est aussi la région qui inspira le « Pays de neige » de l’écrivain national Yasunari Kawabata. Sauf que nous sommes hors-saison, la gare est déserte, et nulle trace de poudreuse à l’horizon. « La location de voiture, c’est par là-bas, derrière la gare ! » Costume gris de rigueur, attaché-case en cuir, mon sauveur est un salaryman en voyage d’affaires, peut-être l’unique passager à être descendu du train après moi. « J’espère que vous apprécierez votre séjour ici. » À peine le temps de dire merci qu’il s’est déjà engouffré dans un taxi. Le sourire triste de la vendeuse d’ekiben. Le bus démarre sans passager. Des corbeaux croassent dans un champ, seuls au monde. « Drive safe », me lance le loueur, en refermant la portière de ma Honda Fit. […]

La cuisinière Joss (à gauche) et la cheffe Keiko Kuwakino (à droite).
© Clémence Fabre

« Cuisiner, préparer des aliments, ce n’est pas uniquement nourrir l’estomac. Nous avons perdu le contact avec le vivant, car il est tellement plus aisé d’aller au supermarché. Mais en cuisinant de bons ingrédients, en comprenant d’où ils viennent, ils nous transmettent un message. Et tout cela, ça nourrit l’âme, aussi. En tant qu’humains, nous ne pouvons vivre sans la terre, sans l’eau. Et même si l’on est en ville, il suffit de planter quelques herbes sur son balcon pour garder à l’esprit que le vivant est là, et qu’il a besoin de nous autant que nous avons besoin de lui. »

[…] « Je n’ai pas vraiment de recettes écrites, j’ajoute constamment, je goûte. Et j’incite mon équipe à en faire autant. » Cette curiosité insatiable, la cheffe Keiko Kuwakino la cultive depuis toujours. Celle qui a démarré sa carrière comme thérapeute – formée notamment en Australie et en Inde à la cuisine ayurvédique – dirige depuis dix ans Sanaburi, dont le nom est inspiré du banquet organisé à la fin du repiquage du riz. Elle y propose une cuisine influencée par la nature environnante, avec une prédominance de plantes, d’herbes et de légumes préservés. « Les hivers sont longs ici, donc on prépare la saison dès les premiers jours du printemps, explique-t-elle en descendant les marches qui mènent à la cave de fermentation. Nous préservons tout, le fukinotō (pétasite), l’udo (aralia cordata), les champignons sauvages, on fait sécher la fougère zenmai. Or chaque fermentation requiert de la démarrer au bon moment. Les premières fois, lorsque je préparais mon sagohachi (pâte de riz fermentée, ndlr), je le ratais. Puis j’ai demandé à une vieille dame du village d’à côté, qui m’a expliqué qu’il fallait le préparer aux jours les plus froids de l’hiver. C’est le genre de savoir que l’on ne trouve pas sur internet. » Sur les étagères en bois, des bocaux en verre renferment des légumes de toutes les couleurs : verts, roses, bruns. Elle me tend une cuillère pour goûter son miso d’un rouge de laque, profond. Il s’en dégage des notes d’olives noires et de noisette, une sucrosité enveloppante. « Je fabrique aussi mon propre sirop d’érable ! Les gens pensent que la cuisine japonaise se résume au kaiseki de Kyoto. Mais les cultures culinaires du Japon sont bien plus variées que cela. Par exemple, je n’utilise pas de dashi de katsuobushi, que l’on considère comme la base de la cuisine japonaise. À la place, je prépare mon bouillon avec les champignons séchés de la montagne. » À l’étage, en cuisine, on s’affaire déjà. Face à une fenêtre, concentré, un jeune homme fait griller une pièce de viande. Sur un plan de travail, Joss dépiaute un takenoko, une pousse de bambou d’une cinquantaine de centimètres. La cheffe Kuwakino passe de poste en poste, le coup de main opportun, le conseil ou le geste qui manquait, mais goûte surtout, goûte tout. Malgré la charge de travail qui les attend, l’ambiance est calme, presque apaisée, aux antipodes de ce que l’on imagine d’une grande cuisine à l’organisation militaire. Pas d’uniforme ou de « oui chef » à toutes les sauces. « Chaque matin, j’emmène l’équipe cueillir des herbes en forêt, poursuit Kuwakino. J’ai un sensei (maître, professeur, ndlr), un vieux monsieur qui connaît la forêt comme sa poche. Il m’apprend énormément sur les herbes comestibles, les légumes sauvages sansai… Mais c’est aussi une sorte de méditation, cette balade matinale. Tout ce que l’on fait, tout ce que l’on touche nous donne de l’énergie. Et cette énergie, nous la transmettons en retour à travers la nourriture que nous servons. »

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