Toyama
TEMPURA magazine Hors-série Made in Japan - Printemps 2023
© Clémence Fabre
Des paysages plats, des rizières gorgées d’eau, quelques maisons éparses et de rares corbeaux (ou des buses ?) qui se laissent flotter avec ennui dans le ciel gris, bas, menaçant. Le Shinkansen coupe la campagne en deux pour nous offrir son visage le plus cru. Celui du quotidien banal, que les voyageurs traversent sans s’arrêter. Exit les cartes postales et mon voisin Totoro, ici, on meurt tard ou on part tôt. Un Japon de l’envers qui ressemble bien à l’envers du Japon. L’homme assis à côté de moi, guide de la région ouvert sur les genoux, m’explique qu’au loin, derrière les maisons, c’est la mer du Japon, que c’est beau, qu’il faut voir ça ; je le crois sur parole. J’ai rendez-vous à midi avec la préfecture de Toyama au restaurant Okado, à Tonami, réputé pour ses somen, ces fameuses nouilles tirées à la main puis séchées que les agriculteurs fabriquaient l’hiver, entre deux récoltes. Sur le site internet du restaurant, je découvre que c’est une spécialité de la région depuis plus de 160 ans, et qu’elle a même désormais son musée, juste en face, si jamais. L’arrêt en gare de Shin-Takaoka est bref, un peu comme si le train s’excusait de stopper ici alors que la brillante Kanazawa nous attend à la station suivante ; je suis le seul à descendre, ou presque. De la mer, je ne verrai pas grand-chose. Par la fenêtre du train, mon voisin me regarde, sourire triste.[…]
« Dans les musées, on met des noms sur les oeuvres. Or, lorsque l’on inscrit des noms ou des explications, on ne voit les choses que de la façon dont elles sont expliquées. Ici, je veux simplement que les gens ressentent le travail des artisans et des artistes, qu’ils écoutent avec leur coeur plutôt qu’avec leur tête. »
[…] Le Rakudo-An est au coeur de la plaine de Tonami. Pour l’atteindre, il faut rouler plusieurs kilomètres entre les maisons éparses, chacune d’elle étant liée à une rizière et donc séparée de sa voisine par plusieurs centaines de mètres. Historiquement, cette forme « d’habitat dispersé » permettait de mieux contrôler l’irrigation des rizières dans une région où l’abondance de l’eau, due notamment à la fonte des neiges, est tout autant une aubaine qu’un danger pour les cultures. Aujourd’hui, cette façon d’habiter la terre fait l’identité et la fierté de la région, elle qui a su jouer avec les contraintes de la nature plutôt que de chercher à l’altérer. Sur le petit parking, c’est Maki qui m’accueille, tout sourire. « Cette maison a plus de 200 ans. À l’origine, elle était située ailleurs, et elle a été déplacée ici il y a 120 ans. Nous l’avons rénovée il y a quelques années en faisant appel aux artisans locaux, en utilisant des techniques et des savoir-faire de la région. » L’hôtel, sorte d’auberge au luxe discret, appartient désormais à l’association de promotion du tourisme local, et se veut une sorte de phare, un point d’attrait pour les visiteurs encore réticents à venir découvrir la région. « Bien sûr, au début, les habitants nous ont regardés avec méfiance, ce n’est pas commun un hôtel de luxe ici, au milieu des rizières… Finalement, en organisant des réunions, en faisant participer tout le monde, et puis en découvrant que notre but n’était pas la rentabilité, mais plutôt le rayonnement de la région et de ses richesses, je crois qu’ils ont compris. Le jour de l’inauguration, le club de taiko local est venu jouer en face de l’hôtel. » Dans les trois uniques chambres qui composent l’auberge, tout autant que dans les pièces communes, je retrouve des noms familiers : Shōji Hamada, Kanjirō Kawai, Keisuke Serizawa. Des céramiques, des estampes, du mobilier de designer (Jasper Morrison, Isamu Noguchi, Hans Wegner, Pierre Jeanneret…), des oeuvres inestimables posées négligemment çà et là. « L’esprit du Mingei, c’est de trouver de la beauté dans les objets du quotidien, dans l’utilitaire, poursuit Maki. Nous ne voulions pas mettre tout cela sous cloche, ce qui aurait été contraire à cette philosophie. Simplement, faites attention en vous déplaçant avec votre sac à dos (rires). » Dans ma chambre, la nuit tombée, la lampe en face de moi éclaire doucement un vase de Shōji Hamada, posé sur une sorte de tokonoma, aussi solennelle que négligeable. On dit que la beauté véritable (shin no bi) aurait été révélée à Sōetsu Yanagi à la vue d’une statuette de Mokujiki, un sculpteur du XVIIIe siècle qui était tombé dans l’oubli. Une beauté dépouillée, qui se passe d’apprêt, et que le sage ne distingue plus de la laideur. Est-ce pour cela que nous voulons toujours toucher les pièces que l’on trouve belles, au risque de les souiller ? Je ne sais plus bien à quel moment je me suis endormi ; nuit sans rêves. Les reflets du soleil dans la neige à travers les shoji. Quelques oiseaux lointains. La lampe, encore allumée. […]