Distances
REPORTERS SANS FRONTIÈRES N°76 - Regards sur le Japon - 2024
Avant-propos pour le 76ᵉ numéro des “100 photos pour la liberté de la presse” de RSF, dédié au Japon
La chaleur a ralenti jusqu’aux fourmis. Nos vêtements sont humides, collants, aussi lourds que s’ils étaient gorgés d’huile. Au loin, les chiens hurlent à crever. Voilà plusieurs heures que j’accompagne Kenta, un ami photographe dans les ruelles désertes d’Urasoe, au nord de Naha, la capitale d’Okinawa. Armé d’un Rollei 35 argentique de 1969, il photographie les murs, les pousses d’herbe, un jouet brisé au bord d’une route, le soleil mourant par la fenêtre d’un restaurant vide. Depuis deux ans, il enquête sur une femme victime d’abus sexuels durant la Seconde Guerre mondiale. Une femme qui se battra jusqu’au bout pour accompagner les milliers d’autres anonymes ayant subi le même sort. Il ne demeure rien de sa vie, ou presque : ses cigarettes préférées, un journal intime écorné, un miroir brisé, le petit appartement où elle vécut à l’ombre d’un cimetière. Avec cet appareil photo relativement rudimentaire, la mise au point se fait en évaluant la distance grâce à une bague sur le barillet de l’objectif : 1 m, 3 m, 6 m, l’infini. Et, bien sûr, tout ce qui se trouve entre. Mon ami possède d’autres appareils bien plus précis, des Leica à visée télémétrique, et même un appareil moderne automatique. Je lui demande pourquoi il s’impose cette peine, s’il ne craint pas de « rater » des photos, d’en avoir des floues ou des surexposées. Et puis, tout est tellement plus rapide avec les outils numériques. Il m’explique alors que, justement, cette contrainte mécanique l’oblige à réfléchir en permanence à la distance entre son sujet et lui. Un sujet qu’il ne connaît pas – et qu’il ne connaîtra jamais – dans une région qui n’est pas la sienne – il est originaire du Hokkaido, à l’opposé géographique et culturel d’Okinawa. Plutôt qu’un obstacle, cet appareil l’aide à garder à l’esprit qu’une photo n’est jamais simplement qu’une photo. […]