Kono-san, fabricant de tatami
TEMPURA magazine N°2 - Été 2020
© Emil Pacha Valencia
« À part mes tatami, je n’ai plus grand chose à raconter.»
Il y a d’abord l’odeur. Chaude, boisée, organique, presque animale. Un mélange de foin séché et de peau de bête au soleil. L’atelier, qui fait la taille d’un petit studio, est complètement ouvert sur l’extérieur grâce à des portes coulissantes. Le sol est couvert de brindilles d’igusa, le jonc japonais. Des chutes de tissus colorés s’entassent dans les coins, quelques épingles de la taille d’une main sont posées sur un tatami jauni par les ans. Au fond, contre le mur, de grandes machines en fonte qui doivent peser plusieurs tonnes sont à l’arrêt. Et puis personne. J’avais pourtant dit que je passerai. Je tente ma chance avec la sonnette. Pas de réponse. Je toque. Une nouvelle fois. Enfin, des bruits de pas et la porte qui s’ouvre. « Ouh là désolé, vous attendez depuis longtemps ? Vous savez, 10 h, c’est l’heure de la sieste du tatami-ya san ! » Les lunettes de travers, le visage un peu gonflé par la sommeil, Kono-san me reçoit comme il peut. Il quitte ses chaussons d’intérieur pour enfiler des zori usées et me fait faire le tour du propriétaire en vitesse. « Ici c’est la salle des machines. Certaines sont plus vieilles que moi. On n’en fait plus des comme ça. Maintenant, quand ça marche plus, on jette, car y a trop d’électronique dedans. Mais ces vieilles dames, on les répare et elles repartent en ronronnant. Les vieilles choses sont les plus solides ! »
« Je travaillerai jusqu’à ma mort. »
[…] Les fabricants de tatami ont été divisés par deux ces trente dernières années dans la région de Tokyo. Certains artisans tentent de s’adapter, en proposant des tatamis colorés, aux formes loufoques, mais il faut bien se rendre à l’évidence, « après moi, personne ne reprendra l’affaire. Dans le quartier, quand j’étais enfant, il y avait une quarantaine de fabricants. Aujourd’hui, on n’est plus que six. C’est comme ça, personne ne veut exercer un travail aussi pénible physiquement, surtout s’il n’y a plus de clients. Aujourd’hui, l’essentiel de mon quotidien consiste à réparer des vieux tatamis, à les rénover, plus à en poser de nouveaux », lance Kono-san en tirant l’aiguille une dernière fois. Il fait un noeud, coupe, et passe au côté suivant. Ça lui aura pris 15 minutes. « Quand j’étais jeune et un peu plus en forme, je faisais un côté en moins de 5 minutes. Maintenant je suis devenu vieux et fainéant, j’ai le temps de prendre mon temps. » C’est que le carnet de commande n’est plus aussi plein qu’avant. Les Japonais, en déménageant, abandonnent les vieux tatamis fragiles qu’il faut rénover régulièrement. Un bon tatami, ça peut durer vingt ans, « à condition qu’on l’entretienne et qu’on change le omote, la couche externe, tous les cinq ans. Les gens ne veulent plus s’enquiquiner. On met du parquet flottant et hop, c’est fini, plus de tatami-ya san. » Un peu naïvement, je lui demande s’il n’aimerait pas prendre sa retraite. « Pour faire quoi ? Les pensions pour les artisans indépendants sont trop maigres. Je travaillerai jusqu’à ma mort, tant que j’aurai des clients. À la télé, ils parlent de retraite à 60 ans. Ça me fait rire : moi, ça fait 60 ans que je travaille ! Bon, je fais quand même quelques concessions. Quand je dois installer un tatami au deuxième étage d’une maison, j’essaie plutôt de vendre un tatami moderne avec une couche de polystyrène au milieu, c’est plus léger à transporter jusqu’en haut ! » […]