Akane Torikai

TEMPURA magazine N°12 - Hiver 2022

© Kento Mori

« J’ai l’espoir infime d’alléger la solitude de mes lecteurs. »

Oiseau de Proie

On dit les auteurs de manga plutôt discrets. Mais c’est qu’Akane Torikai ne fait pas grand-chose comme les autres. Faire rêver ? Pas sa tasse de thé, la native d’Osaka préfère la réalité dans ce qu’elle a de plus cru. Des histoires d’amour ? Plutôt la lente reconstruction des femmes victimes de violences sexuelles. De l’humour ? Uniquement s’il sert à dévoiler les jeux de pouvoir qui se tissent à bas bruit dans les rapports homme-femme. Car ses manga, ce sont avant tout des histoires vécues, vues, entendues. Des documentaires dessinés qui se font porte-voix de celles et ceux que l’on n’entend pas. L’autrice de 41 ans choisit ses mots comme l'on aiguise ses griffes pour décrire une réalité qui vous attrape à la gorge dès les premières pages. Et pas la peine de refermer le livre : elle ne vous lâchera plus.

EPV/ En arrivant chez vous pour cet entretien, je suis tombé sur la librairie féministe etc. books, à deux pas d’ici. Est-ce que vous la fréquentez ?

AT/ Pour être franche, je n’y ai jamais mis les pieds.

Pourtant, en pointant du doigt les inégalités de la société japonaise par le prisme de la place des femmes et des rapports de genre, vous vous rapprochez d’une critique que l’on qualifierait de féministe.

On m’accole souvent l’étiquette « féministe », et cela me convient, bien que je ne me revendique pas nécessairement comme tel ou que je ne fasse partie d’aucun mouvement. En fait, en décrivant simplement la réalité, les rapports de genre, ce qui me dérange et ce que je trouve injuste, ou les différentes valeurs portées par les hommes et par les femmes, je tombe nécessairement dans des idées féministes. En vérité, si je n’ai jamais mis les pieds chez etc. books, c’est que je crois que je suis un peu trop compatible avec leur ligne, ça me fait donc un peu peur. Et puis mon ex-mari ne vit pas loin, j’évite de trop m’y balader (rires).

Est-ce que la carrière de mangaka était pour vous un objectif ? Ou était-ce plutôt un médium pour décrire cette réalité qui vous dérange ?

Je vais peut-être vous décevoir, mais je suis devenue mangaka un peu par hasard. Je n’avais pas de message fort à faire passer, en tout cas pas à l’époque. À la base, je voulais simplement devenir artiste, c’est pourquoi j’ai intégré l’Université des arts de Tokyo. Or pendant mes études, je me suis vite rendu compte que je n’avais pas le talent requis pour devenir une artiste à part entière. Alors bien sûr, j’aimais toujours dessiner, mais je ne savais pas bien vers où m’orienter. En tant qu’artiste, il est très difficile de vivre de son art, je ne vous apprends rien. J’ai donc tout simplement réfléchi à quel métier pourrait me permettre de manger tout en faisant ce qui me plaît. Et le métier de mangaka m’est venu assez naturellement à l’esprit, cela me paraissait être un bon compromis. J’ai plutôt procédé par élimination, en fait. […]

« Depuis notre enfance, on nous fait avaler que ces rapports homme-femme sont normaux. Or c’est toujours plus facile de faire accepter une situation injuste en la présentant comme naturelle, non ? »

[…]
Ressentez-vous cette incapacité à « dire non » dans vos rapports avec les hommes au quotidien ?

Bien sûr. Que ce soit avec des amis proches, un mari, un éditeur, un amant… il y a des rapports de pouvoir. Et je me rends compte que pour réussir à interagir avec eux, pour travailler efficacement, faire passer des idées ou tout simplement faire en sorte que ma voix soit entendue, je dois nécessairement entrer dans un rapport de flatterie avec les hommes, les mettre au-dessus de moi. Ce n’est pas forcément conscient ou calculé, c’est comme une force qui agit dans mon cerveau et qui me dicte quoi faire. Pour survivre.

Misuzu Hara parle également de « valeur marchande des femmes », une idée qui revient souvent dans vos oeuvres, ce qui une fois de plus dépossède les femmes de leur agentivité.

Car c’est le cas, non ? Il n’est qu’à se promener dans les rues de Tokyo et regarder les publicités pour réaliser à quel point les femmes sont considérées comme une marchandise par la société, un bien de consommation. Mais les hommes sont de moins en moins épargnés par ce phénomène. Prenez les groupes d’idoles masculins qui sont de purs objets marketing, les marques de cosmétiques pour hommes, etc. L’hypersexualisation de la société et la marchandisation des corps ne concernent plus uniquement les femmes, et touchent aujourd’hui tout le monde. Je pense que c’est un problème plus largement lié au capitalisme, où tout peut devenir un bien de consommation, tant qu’il y a quelqu’un pour acheter... Alors oui, on se dirige vers plus d’égalité, mais je ne sais pas si c’est dans la bonne direction.

Cette sexualité est d’ailleurs très fantasmée, dans les publicités bien sûr, mais aussi dans les manga…

Évidemment. Lorsque vous feuilletez des manga seinen, vous retrouvez une version très idéalisée du sexe, qui n’a que peu à voir avec la réalité. Je voulais créer une oeuvre qui mette à mal ces stéréotypes très genrés, et qui interroge la sexualité afin de comprendre notamment comment les hommes utilisent leur pouvoir dans ces situations. Et donc aussi, peut-être, trouver des clés pour dépasser ces écueils. […]

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