Tsuyoshi Tane

TEMPURA magazine N°5 - Printemps 2021

© Iorgis Matyassy

« En suivant cette idéologie de la nouveauté permanente, nous n’allons nulle part. Nous perdons des milliers d’années de savoirs et de traditions. »

Tsuyoshi Tane n’a cure du futur, il creuse la terre. Depuis son navire amiral parisien, l’architecte de 42 ans explore les fonds de notre humanité à la recherche des souvenirs enfouis, de la mémoire perdue – celle à même de nous éclairer sur un avenir possible. Sa dernière exposition au Musée Suisse d’Architecture de Bâle célébrait jusqu’au mois dernier cette « Archéologie du futur », telle une invitation à regarder derrière sans amertume ni faux espoirs. Et si le passé était l’avenir de l’Homme ?

EPV / Vous comparez souvent votre travail à une « archéologie du futur ». Qu’entendez-vous par là ?

TT/ Notre génération est née dans ce que l’on appelle la « société moderne », une société qui nous a fourni toutes sortes de nouveaux objets, de nouvelles technologies, de nouveaux habitats. Ces nouveautés sans cesse renouvelées ont engendré des choses qui deviennent vite « vieilles » une fois consommées ; il faut vite les remplacer par de nouvelles. Or je crois que nous nous sommes perdus dans ce processus. Nous ne savons plus ce que nous désirons vraiment, quels sont nos intérêts, ni même ce que nous ressentons. Nous avons perdu de vue un futur possible. Et je ne parle pas uniquement d’environnement ici, j’y inclus toutes les émotions humaines qui nous permettent d’entrevoir un futur envisageable. En tant qu’architectes, nous avons longtemps cru qu’il fallait nécessairement créer du neuf, en faisant table rase du passé. Or je pense que le rôle de l’architecture aujourd’hui est plutôt de réfléchir à la continuité, à la manière dont nous allons poursuivre la vie sur terre en prenant en compte l’héritage des générations passées.

Comment cela se traduit-il concrètement ?

Lorsque nous approchons un projet architectural, au lieu de simplement imaginer un nouveau bâtiment, nous essayons de nous mettre dans la peau d’un archéologue qui creuserait de plus en plus profond la terre jusqu’à y trouver la « mémoire du lieu ». Cette mémoire a parfois été oubliée, notamment à cause de notre culture globalisée qui standardise et recherche la nouveauté en permanence. Cette mémoire, ces souvenirs, ce n’est pas de la nostalgie, elle n’appartient pas forcément au passé, elle porte en elle une force qui nous oblige à réfléchir au futur que nous désirons construire. Car à la différence d’un historien qui fige le passé, l’archéologie par ses découvertes peut transformer l’histoire, la manière dont nous la comprenons ou l’avons toujours considérée. Il y a donc quelque chose de très romantique dans l’archéologie, car en creusant simplement le sol de plus en plus profondément, elle peut nous faire reconsidérer toute la narration historique. Et par là envisager l’avenir différemment. J’y vois une filiation forte avec l’architecture. […]

« Il y a quelque chose de très romantique dans l’archéologie, car en creusant simplement le sol de plus en plus profondément, elle peut nous faire reconsidérer toute la narration historique. »

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Donc si je comprends bien, lorsque vous démarrez un projet architectural, vous ne savez pas vraiment ce que vous allez trouver. Est-ce que vos découvertes peuvent changer la direction de votre projet ?

Au quotidien, nous sommes submergés d’informations, d’images qui influencent notre manière de voir les choses. Lorsque nous entamons un projet architectural, nous plongeons dans le passé du lieu, ce qui nous permet de nous couper de l’époque actuelle. Nous remontons le passé pour comprendre qui vivait dans ces lieux, de quelle manière, ce qu’il s’est passé avant. En creusant la mémoire du lieu, on n’a aucune idée de ce que l’on va trouver ! Donc oui, cela change parfois l’image que l’on s’en faisait avant d’entamer ce processus. Par exemple, nous sommes actuellement sur un projet hôtelier au Bhoutan, un pays qui m’a particulièrement marqué. La commande initiale était de construire un hôtel 5 étoiles. En voyageant dans le pays, et en discutant avec les gens, je me suis aperçu que ce fameux « bonheur intérieur brut » n’est pas qu’un cliché, mais constitue pour les Bhoutanais une valeur à protéger. Si les paysans récoltent le riz encore à la main aujourd’hui, ce n’est pas par nécessité mais par choix. Ils ont eu accès aux technologies, notamment japonaises. Certains paysans les ont utilisées une ou deux saisons, puis elles ont été mises de côté et elles ont pris la rouille. Pourquoi ? Parce qu’en récoltant à la main, on doit demander l’aide des amis, des voisins. Cela devient un événement social. « Avec les machines, nous aurions perdu nos amis », m’ont-ils alors dit. Voilà une réponse très simple, mais pourtant très vraie. En maintenant ces savoirs traditionnels et en renonçant aux tentations technologistes et productivistes, les Bhoutanais ont fait le choix d’une forme de bonheur que nous avons sans doute perdu de vue. C’est en creusant ainsi l’histoire sociale de ce pays et en récoltant des histoires que j’ai proposé de reconsidérer le projet d’hôtel. Plutôt que de bâtir un énième hôtel 5 étoiles standardisé, j’ai proposé de construire un « village 5 étoiles ». Le projet consistera alors à revitaliser un village vieillissant, en intégrant les constructions au coeur même du village et en permettant aux visiteurs d’expérimenter le mode de vie bhoutanais plutôt que de simplement s’isoler dans un resort au bord de la mer. L’archéologie du lieu permet d’enrichir l’expérience architecturale et d’ouvrir le champ des possibles. […]

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