Kenjiro Suzuki

TEMPURA magazine N°6 - Été 2021

© Iorgis Matyassy

Au 38 de la rue de Penthièvre, à quelques pas de l’Elysée, Kenjiro Suzuki a ouvert une boutique de costumes sur mesure. Loin de l’ostentation des marques de luxe, le Parisien d’adoption revendique l’amour du travail à la main et des belles matières qui draperont nos silhouettes un peu gauches d’une élégance discrète. 

Pour bien sentir, il ne caresse pas, il pince. Un geste assuré, l’index et le pouce, pas trop fort, juste assez pour déterminer le grammage et la qualité de la laine. « Pour l’été, on suggère de la laine froide, que l’on appelle “tropi-cale”. L’avantage de la laine, c’est qu’elle régule la température et ne froisse pas », explique Kenjiro Suzuki en dévoilant ses petites liasses d’échantillons soigneusement rangées sur des étagères en bois. Les grandes fenêtres baignent le deuxième étage de sa boutique parisienne d’une chaude lumière d’été qui permet d’apprécier les nuances des tissus : chevrons, pied-de-poule, prince-de-galles, twill, car-reaux, rayures… « Ce sont principalement des tissus italiens, mais aussi anglais comme pour les tweeds. Pour l’épaisseur, plus c’est fin, plus c’est doux, passé le “super180” on se rapproche du cachemire… Mais ça froisse aussi très facilement, c’est difficile à porter. Donc la plupart des connaisseurs qui aiment le costume sur mesure ne choisissent presque jamais des tissus aussi fins. Ils opteront pour des tissus mats, sobres, qui ne vrillent pas, avec des fils plus épais. » « Ils », ce sont les clients du très confiden-tiel – et unique – tailleur japonais de Paris. Avocats, hommes d’affaires, directeurs artistiques, esthètes, « 50 % de Japonais, et 50 % de Français », prennent rendez-vous pour des mesures et un costume au tombé parfait. « Pendant longtemps, on portait des épaulettes très épaisses, car ce sont des éponges : ça absorbe tous les défauts ! Je préfère soit ne pas en mettre, soit en utiliser de très fines. Mais cela exige alors une coupe impeccable : il n’y a pas droit à l’erreur », tranche le tailleur. Près du corps mais décontracté, coloré mais élégant, moderne mais respectueux des règles sartoriales et du style parisien : la signature Kenjiro Suzuki plaît ; en moyenne, ce sont plus de 100 costumes qui passent entre ses mains chaque année. […]

« Pour redonner de l’élégance à la silhouette, j’ai dû adapter ma coupe au fait que nous sommes plus voûtés qu’avant, plus penchés en avant. C’est d’autant plus compliqué que les gens sont devenus paradoxalement plus exigeants ! Ils veulent quelque chose de parfait, au millimètre près. Avec le costume sur mesure, on peut corriger certains défauts morphologiques, notamment le fait qu’on n’est jamais tout à fait symétrique. Enfin, si, le Roi du Maroc, Mohammed VI, qui commandait tous ses costumes chez Smalto : lui, il était parfaitement symétrique ! »

[…] À écouter le jeune tailleur, on se prendrait à rêver d’un retour du costume. Finies les Vans molles et autres chinos informes, au placard les dégoulinants joggings (sweat pants en anglais signifie « pantalon de sueur ») qui ont déserté nos intérieurs pour envahir les rues aussi rapidement que les shiba inu – et dont on se débarrasse aussi facilement une fois la mode passée. L’élégance parisienne, perdue à jamais ? « Je pense que le port du costume peut revenir, positive Kenjiro Suzuki. La mode est cyclique et nous arrivons en fin de cycle aujourd’hui. Au Japon, de plus en plus de jeunes sont attirés par les métiers de l’artisanat : ils veulent tous devenir tailleur ou potier ! C’est encourageant, mais c’est un métier difficile, très fermé, avec très peu de transmission. J’en ai beaucoup souffert pendant mon apprentissage, surtout en tant que Japonais, on me faisait comprendre que je ne pouvais com-prendre l’élégance… C’est dommage, car beaucoup de tailleurs sont partis en emportant avec eux leurs savoirs. Je ne veux pas cela, je veux transmettre, et je serais heureux si mes couturiers se font un jour un nom dans le milieu. Mais c’est difficile au quo-tidien, la crise que nous venons de traverser nous a montré que tout peut s’arrêter très vite, qu’on ne peut avoir de certitudes sur rien. Nous avons eu des propositions de rachat… mais ce serait aussi perdre un peu de notre identité. C’est un choix difficile. »

Précédent
Précédent

Tsuyoshi Tane

Suivant
Suivant

Tokyo Rumando