Tokyo Rumando

TEMPURA N°7 - Automne 2021

© Tokyo Rumando

« Traiter de la sexualité et de la nudité est toujours un sujet délicat au Japon. Le fait qu’une femme exprime sa sexualité ouvertement, il est possible que la société ne soit pas encore tout à fait prête à cela. »

Contours flous

Sulfureuse, provocante, iconoclaste, digne héritière de Araki… les adjectifs ne manquent pas pour qualifier la photographe et performeuse Tokyo Rumando, tant son travail interroge. Une chose est sûre : on est très probablement à côté de la plaque. Celle qui se veut discrète n’hésite pourtant pas à se mettre à nu devant l’objectif. Pour mieux disparaître ? Rencontre avec une show girl qui a accepté de tomber le masque.

EPV / Vous avez grandi dans les années 1980, en plein coeur de la bulle économique. Au Japon, alors, l’avenir semblait radieux. Puis est arrivée la crise. Comment avez-vous vécu cela ?

TR/ Je suis née en 1980. Lorsque la bulle a éclaté, j’avais 12 ans. Je n’ai donc pas pu voir les années heureuses de la bulle ; cette époque joyeuse était déjà révolue. Avant de commencer la photographie, j’ai travaillé en tant qu’infirmière. J’ai donc vécu aux premières loges la crise économique et sociale, étant donné que mon salaire était particulièrement bas. J’ai commencé ma carrière d’artiste à 33 ans, en 2010, à une époque plutôt sombre pour le Japon. Je dirais que ça n’a pas beaucoup changé depuis.

Pensez-vous que cela a influencé votre production artistique ?

Je pense que le choix du noir et blanc dans mes photos vient de là, de cette noirceur que je perçois dans l’époque que nous traversons. Mais cette catharsis que j’exprime dans mon travail provient aussi, je pense, de mon statut de femme. Être une femme dans la société japonaise produit nécessairement une forme de rage en vous, et c’est ce que j’extériorise dans mon travail.

Vous considérez-vous comme une photographe féministe ?

Je ne me qualifie pas de féministe, bien que l’on m’ait accolé cette étiquette à de nombreuses reprises. Si certaines des problématiques que j’aborde dans mes photographies peuvent se recouper avec les questionnements féministes, les sujets que je veux traiter sont beaucoup plus larges. « Résister au patriarcat » est une expression qui revient souvent lorsque l’on qualifie mon travail, et parfois je crée instinctivement des images qui ressemblent à cela. Bien sûr, toutes les femmes, y compris moi-même, souhaitent l’égalité des droits entre les hommes et les femmes et une société sans discrimination. Mais je ne parle pas explicitement de féminisme dans mon travail. Je veux que mes oeuvres soient plus libres, plus pures. Peut-être qu’il serait plus facile de clamer que je suis féministe, cela a ses avantages, je suppose. Mais dans mon cas c’est trop restrictif. J’ai récemment réalisé que c’est au spectateur de décider comment il veut percevoir mon travail.

En 2016, j’ai exposé à la Tate Modern, à Londres. Et beaucoup de critiques m’ont présenté sous cet angle du « féminisme », comme si l’on cherchait nécessairement à qualifier mon travail, à l’inscrire dans un courant ou dans une démarche sociétale particulière. Sur les réseaux sociaux, les hashtags pour parler de mon travail sont toujours liés au genre, à la sexualité, au féminisme… Ce qui me place tout de suite dans une catégorie donnée. Je ne dis pas que c’est complètement faux ou mal, mais simplement, je n’ai pas conçu mon travail avec cette volonté-là. Ce sont donc les autres qui ont choisi pour moi. Où commence le féminisme et où s’arrête-t-il ? J’ai le sentiment d’être indépendante en tant que femme, mais est-ce que cela implique nécessairement que je sois féministe ? Faut-il, pour se sentir libre, revendiquer son féminisme ?

Une chose est sûre, je ne suis pas une activiste. Mais l’époque change vite, et de plus en plus j’ai le sentiment qu’il faut se positionner, revendiquer une forme de pensée ; surtout en tant que femme. Je suis encore en réflexion sur ce sujet : certainement, je coche certaines cases, mais je ne sais pas encore si je peux affirmer être féministe ou pas. […]

« Je ne crois pas à une quête identitaire unique où, au bout d’un long chemin, on trouverait ‟ qui nous sommes ”. Je pense plutôt que nous sommes des devenirs, que notre identité peut être multiple, changeante, fluide. »

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