Exil à Sado
TEMPURA magazine N°4 - Hiver 2020
© Emil Pacha Valencia
Sado est une chimère. Une île rêvée. Cet endroit où tout Japonais aimerait aller, mais ne va jamais. Ce n’est pas la distance pourtant ; depuis Tokyo, l’île de la préfecture de Niigata n’est qu’à 3h, bateau inclus. On dit qu’on y mange bien, très bien même – critère numéro un pour tout déplacement intérieur qui vaille la peine. Sauf l’hiver, le climat y est clément. La mer du Japon fournit des sources thermales salines réputées – critère numéro deux. Mais quoi alors ? Dans ma tête, je vois une île vieillissante, des maisons abandonnées, des chats errants. Le genre de lieu pour lequel on a de l’affection, mais qui ne vaut pas le voyage. Dans le shinkansen Tokyo-Niigata, 243 km/h, les rizières défilent, et derrière, la mer. J’ai toujours eu le mal de mer.
J’ai passé la nuit à Niigata City afin de prendre le premier bateau pour Sado le lendemain matin. Une ville portuaire assez banale, des rues vides. Quelques boutiques mitoyennes vendent du poisson séché, salé, grillé. 800 yens pièce. Au loin, des usines fument. Hiver oblige, la nuit tombe à 16h30, d’un coup. En rentrant à l’hôtel Okura – une bâtisse immense en forme de château désuet sur les berges de la rivière Shinano –, je tombe sur trois pêcheurs. Dans leurs filets, des petits crabes. « Il faut les faire bouillir, c’est délicieux ! » Rires. Sans transition : « Vous savez, les gens de Niigata ont du coeur. On est un pays où l’on est venu de partout, par bateaux entiers. C’est important d’avoir du coeur dans la vie. J’espère que vous aimerez notre pays, soyez le bienvenu. » Sur le lit de ma chambre d’hôtel, j’ouvre le dépliant de l’office du tourisme de Sado qui m’annonce une île « où les gens, les choses et les cultures vont et viennent ». J’appelle le lobby : réveil à 6h. […]
© Emil Pacha Valencia
[…] Située au coeur de la kitamaebune, la route commerciale maritime reliant les principales îles du Japon, Sado a longtemps abrité des armateurs hors pair. C’est qu’il fallait bien le transporter, tout cet or. À Shukunegi, au sud de l’île, des cars déversent les touristes. Les maisons ouvertes au public dévoilent des intérieurs luxueux : bois précieux, grands volumes, oeuvres d’art, etc. Les cent maisons que compte le village, dont la taille était proportionnelle au portefeuille de leur propriétaire, sont aujourd’hui inscrites au patrimoine régional. À 5 minutes en voiture, Ogi offre un autre visage de l’île. Quelques maisons aux murs tristes, des chats maigres, des filets de pêche troués. Un vieux monsieur finit de charger des caisses de kakis dans sa petite remorque. Au bout du village, sur la jetée, Kyojima. C’est ici que Nichirō, l’un des principaux disciples de Nichiren, le fondateur du mouvement bouddhiste éponyme, aurait débarqué en catastrophe suite à une tempête, alors qu’il apportait à son maître en exil une lettre lui annonçant sa grâce. Il aurait passé la nuit à lire des sutras, des kyo. Par temps clair, on dit que l’on aperçoit la côte du Niigata au large. Dans un restaurant aux grandes baies vitrées donnant directement sur la mer, un groupe d’hommes est attablé autour de ce qui semble être une fin de repas : bouteilles vides, carcasses de poissons éventrés, plateaux repas entamés. Et puis les visages rouges, les tapes dans le dos, quelques rires gras. Me voyant passer, celui qui semble être le maître de cérémonie m’alpague « Entrez ! Vous avez faim ? Le restaurant est fermé à cette période de l’année, mais ils font des exceptions pour les poivrots comme nous ! » Apprenant que je viens de France, mon interlocuteur se donne pour tâche de me citer au moins trois films français. « Bon, les autres j’ai oublié. C’est que je n’ai jamais voyagé, vous savez. Je suis né ici, j’ai grandi ici, et c’est ici que je mourrai, à Sado. Mais je lis beaucoup de livres d’histoire ; la France et le Japon, on a une culture qui se ressemble, c’est pour ça qu’on se comprend, pas vrai ! Ah, ce que je voudrais voyager… J’aime quand des gens d’ailleurs viennent nous rendre visite. Vous êtes sûr que vous ne voulez pas une crevette panée ? » Par la fenêtre, des mouettes se disputent un bulot. […]