Mieko Kawakami
TEMPURA magazine N°2 - Été 2020
© Kentaro Takahashi
« Je m’efforce de décrire un Japon réel, un Japon qui saigne, peuplé de femmes et d’hommes qui tentent de vivre tant bien que mal. »
EPV / Êtes-vous une auteure féministe ou une féministe qui écrit des livres ? Autrement dit, est-ce votre engagement qui vous a fait prendre la plume ou s’est-il construit en écrivant des romans ?
MK / C’est une question difficile ! Je ne crois pas que je sois devenue féministe, mais plus simplement je me suis rendue compte que j’étais féministe, que j’avais ça au fond de moi. La littérature est partie d’un besoin d’écrire. Mais ce n’est qu’à partir de la trentaine que j’ai vraiment pris conscience que les deux allaient de pair.
Quel a été le déclic ?
Avant d’écrire j’étais chanteuse pop. Mais je sentais qu’il y avait un gros décalage entre ce à quoi j’aspirais en tant que chanteuse, et ce dont j’étais capable. Je vous parle d’une époque d’avant YouTube ! C’était compliqué pour une chanteuse inconnue, sans réseau, de se lancer. J’avais tout de même réussi à négocier un petit contrat avec une maison de disque. Mais qu’allais-je devenir à la fin de ce contrat ? Je manquais totalement d’expérience et de perspectives, je n’avais pas les clés, ni de manuel pour devenir une chanteuse indépendante. À cette époque je lisais beaucoup, et parfois j’écrivais des poèmes. J’en ai proposé quelques-uns à la maison de disque mais ils n’ont jamais été acceptés. On m’a dit : « c’est trop sombre » au bien « on ne comprend pas bien le sens », c’est « trop intello ». En gros, ça ne convenait pas à une chanson populaire qui fait vendre... À la fin de mon contrat, je me suis posé la question de quoi faire. Pour écrire, je n’avais besoin ni de budget ni d’autorisation. J’étais dans une misère noire ; j’ai donc décidé d’écrire un poème sur ça. Il se trouve que le poème a été publié par une revue littéraire réputée, qui m’a ensuite demandé d’écrire une nouvelle. Voilà comment tout a démarré.
Dès votre premier roman, Seins et oeufs, la thématique du corps des femmes, de leur représentation au sein de la société japonaise est centrale. Le regard que les femmes portent sur leur propre corps est très dur par ailleurs.
J’entends souvent dire que le Japon n’a pas de religion. Mais ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a bien une religion au Japon : le patriarcat. Les femmes japonaises l’ont tellement intériorisé qu’elles n’en ont pas toujours conscience. Le regard qu’elles portent sur leur corps, que vous trouvez dur, est le fruit de ce patriarcat. Si cela transparaît dans mes romans, c’est tout simplement que je décris le Japon d’aujourd’hui. Ainsi, même si l’on peut me coller l’étiquette « féministe », je ne cherche pas à véhiculer un message en particulier. Je décris une réalité. Or cette réalité n’est pas nécessairement « juste » ou politiquement correcte, elle peut déplaire à certains. La littérature, c’est différent de l’éducation ou de la publicité. Mes romans décrivent des êtres humains, leur quotidien, leurs peurs, leurs joies. Or il se trouve que les femmes font partie de cette humanité. Ces femmes sont un moyen pour moi de décrire la nature humaine.
« En tant qu’écrivain, on a ce devoir d’écrire sur ce qui nous révolte. »
[…]
Dans vos livres on sent une tension très palpable entre liberté et déterminisme social. Les personnages que vous mettez en scène semblent spectateurs de leur propre vie. Vous ne croyez pas au libre-arbitre ?
Vous posez là la question de la chance. Le talent existe, mais je pense qu’il ne pèse pas bien lourd par rapport à la chance. C’est la chance qui détermine dans quelle époque on naît, dans quelle famille on grandit, avec quelle santé, quels moyens. Je pense que l’idéologie néolibérale qui explique le succès par les efforts des gens, qui fait peser la réussite sociale sur les individus et sur leur « volonté », est totalement fallacieux. Si je peux écrire des romans en ce moment, si je suis interviewée par vous aujourd’hui, c’est juste une question de chance. Je pense donc que les gens qui dirigent ce pays, qui sont en haut de l’échelle sociale, ne devraient jamais oublier que s’ils sont là où ils sont aujourd’hui, c’est tout simplement une question de chance, et c’est surtout parce que d’autres n’ont pas eu cette chance et se trouvent de l’autre côté du spectre social. La question de la chance est fondamentale, et elle peut s’appliquer à tous les phénomènes : les mouvements des sectes, les désastres naturels… Un jour la vie change et on n’y peut rien. Le coronavirus en est un autre exemple. Tout est régi par la chance et le hasard. Mais cela n’empêche pas de faire des efforts !
Écrire serait donc un moyende tromper la chance ?
Je vais vous donner un exemple concret. Après la triple catastrophe du Tohoku du 11 mars 2011, les écrivains se sont demandés que faire face à cela, à ce coup du sort. Certains ont écrit des romans, publié des tribunes, moi-même j’ai écrit. Mais je ressentais une certaine culpabilité. Je sentais bien que les gens, face au désespoir, avaient besoin de fictions, que les histoires pouvaient avoir quelque chose de salutaire face à la chance – à la malchance et à la catastrophe dans ce cas précis. Mais ça ne m’a pas empêché d’avoir le sentiment de gagner de l’argent sur le désespoir des gens, moi qui écrivais confortablement et en sécurité depuis Tokyo, cette ville qui était la principale bénéficiaire de l’énergie produite par les centrales nucléaires de Fukushima. Dans un sens, en tant qu’écrivain, on vit parfois aux dépens des gens qui sont sacrifiés.