Jake Adelstein
TEMPURA magazine N°10 - Été 2022
© Yuri Horie
« Un scoop c’est aussi écrire quelque chose que personne ne sait, et parfois même qu’on ne veut pas que tu écrives. »
L’homme à abattre
« Attendez-moi au Repas. Le café n’y est pas très bon, mais pas aussi mauvais qu’en France. » Touché. Jake Adelstein dit ce qu’il pense, et pense ce qu’il dit. Le plus japonais des journalistes américains utilise les mots comme une arme, et n’hésite pas à taper là où ça fait mal. S’il s’est surtout fait connaître pour son travail sur les yakuza, « Jake » – comme on l’appelle là-bas – se qualifie plutôt comme social justice ninja. Ce qu’il aime par-dessus tout ? Déranger ceux d’en haut : l’État, les grands patrons, les hauts fonctionnaires, personne n’est épargné. Discussion à bâtons rompus avec celui que beaucoup voudraient faire taire.
EPV / Qu’est-ce qui vous a amené au Japon pour la première fois ?
JA / Tout a commencé comme ça. J’étudiais dans un lycée très conservateur au fin fond du Missouri, une sorte de classe prépa pour rednecks. Or il se trouve que j’ai toujours eu un côté nerd, j’étais donc une proie facile. Je me faisais tout le temps bizuter par le capitaine de l'équipe de foot de l’école et ses copains. Est arrivé le moment où je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose, que ça ne pouvait pas continuer comme ça. J’ai donc demandé à mon père de m’apprendre une ou deux techniques d’autodéfense, que j’ai pratiquées sans relâche durant plusieurs semaines jusqu’à les maîtriser parfaitement. En partant à l’école ce matin-là, je l’ai prévenu : « Papa, il se peut que tu reçoives un appel du bureau du directeur aujourd’hui. » Durant le cours de bio, alors que j’étais au tableau, ils ont recommencé à m’humilier. C’était la goutte de trop : je suis allé jusqu’au bureau du type et lui ai foutu un coup de pied dans les couilles. Alors qu’il était plié en deux, j’ai frappé sa tête contre son bureau. Je ne lui ai pas pété le nez, mais pas loin. Le prof a fait évacuer la salle et nous a pris à part. « Messieurs, a-t-il dit. Voilà deux scénarios à ce qu’il vient de se passer. Le premier, c’est que vous avez trébuché, et que vous allez donc vous rendre à l’infirmerie pour soigner tout ça. Le deuxième, c’est que M. Adelstein vous a frappé, et il va donc être viré de l’école. Mais cela veut aussi dire qu’il vous a botté le cul et que toute l’école va le savoir. Lequel des deux scénarios préférez-vous ? » Le gars n’a pas hésité une seule seconde : il avait trébuché.
Vous aviez un professeur plutôt ouvert d’esprit.
Bon, il a quand même posé une condition. Il a sorti son calepin et m’a dit : « Je comprends très bien pourquoi vous avez fait cela, mais il va falloir canaliser cette énergie. Voici le numéro d’une très bonne école de karate. Vous allez vous y inscrire. » C’était ça, ou un centre de rééducation pour jeunes délinquants, j'avoue que moi non plus je n’ai pas hésité (rires). […]
« À ma grande surprise, j’avais réussile concours d’entrée et j’intégrais le quotidien le plus diffusé au monde. »
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Avez-vous beaucoup d’ennemis ?
Un détective que j’admire m’a un jour dit : « Un enquêteur qui n’a pas d’ennemis, c’est qu’il n’enquête pas assez. » Une des raisons pour lesquelles il y a dans Tokyo Vice5 plus d’informations personnelles sur moi que je ne le voudrais, c’est que Tadamasa Goto avait mandaté un détective privé pour fouiller dans ma vie. Lorsqu’on m’en a averti, j’ai rencontré le détective et je lui ai dit : « Tout ce que j’ai fait de moralement questionnable sera dans le livre, vous pouvez donc aller vous faire foutre. Et si jamais vous allez fouiller du côté de ma famille, j’ai votre nom, et j’irai vous dénoncer à la police. » Ils ont arrêté d’enquêter. Ironie de l’histoire, quelques années plus tard le nom de ce détective s’est retrouvé impliqué dans une affaire de corruption pour obtenir des registres téléphoniques de la police ! Ce n'est pas de la paranoïa : les yakuza, les dirigeants de grands groupes, les hommes politiques vont enquêter sur vous, tenter de voir avec qui vous discutez, avec qui vous dînez, avec qui vous couchez, pour vous discréditer et tenter de vous faire taire. Être un journaliste d’investigation implique d’écrire ce que certains ne veulent pas que vous écriviez, et ils mettront tout en oeuvre pour vous en empêcher. Si vous voulez être aimé, je vous conseille plutôt de postuler chez Disney pour jouer le rôle de Winnie l’ourson, mais pas de devenir enquêteur (rires).
Dans le Classement de la liberté de la presse établi par Reporters sans frontières, le Japon est passé de la 12e à la 71e place en moins de 10 ans. Que s’est-il passé ?
Au Japon, vous avez le Parti libéraldémocrate (PLD) – qui n’est ni libéral, ni démocrate –, un parti à l'origine financé grâce à l’argent des yakuza qui domine la scène politique depuis l’aprèsguerre. Lorsqu’ils perdent les élections en 2009, le Parti démocrate du Japon (PDJ) promet plus de transparence, un accès plus facile aux informations, 5 - Éditions Marchialy, 2016. 6 - Shinzo Abe, Premier ministre du Japon de 2006 à 2007 puis de 2012 à 2020, soit la longévité la plus importante de l’histoire du Japon. 7 - Tokyo Electric Power Company, le plus grand producteur privé mondial d’électricité avant sa nationalisation en 2012. Responsable de la centrale de Fukushima au moment de la catastrophe du 11 mars 2011, il fut fortement critiqué pour sa gestion de crise. une ratification des traités sur la liberté de la presse. Et ils l’ont fait ! Les choses se sont considérablement améliorées au Japon pour les journalistes à ce moment-là. Et puis Abe revient au pouvoir en 20126, et le pays fait machine arrière, notamment avec le Personal Information Protection Act, qui empêche la police de divulguer les noms des personnes impliquées dans des affaires criminelles, et le Act on the Protection of Specially Designated Secrets, une loi qui fait encourir de gros risques aux lanceurs d’alerte et aux journalistes qui voudraient publier des informations gênantes pour le gouvernement, à partir du moment où ce dernier décide de classer ces informations comme « secret d’État ». Lorsque Abe est revenu au pouvoir, j’ai réalisé que les pires criminels ne sont pas toujours ceux que l’on croit. […]