Ronan Bouroullec
TEMPURA magazine hors-série Made in Japan - Printemps 2023
© Iorgis Matyassy
« On comprend pourquoi la viande chez un bon boucher coûte trois fois plus cher. Pour les objets, ce n’est pas si différent, mais nous en avons beaucoup moins conscience. »
Objet populaire
Ne lui dites pas que vous aimez le design. Il vous rétorquera que tout est design. En tout cas, tout ce qui n’a pas poussé sur terre. Pour Ronan Bouroullec, la question est plutôt de savoir si cette chaise sur laquelle vous êtes assis fait bien ce que l’on attend d'elle. Car derrière une belle ligne ou une forme audacieuse, c’est toute l’inquiétude du designer qui point : ce nouvel objet est-il juste ? Rend-il service ? Saura-t-il trouver son public ? Cet effacement, qui tranche avec les honneurs et innombrables prix que le designer a cumulés en près de 30 ans de carrière, c’est de sa région natale qu’il le tire. De ces terres rugueuses de Bretagne où il a côtoyé la solitude et le dépouillement du nécessaire, pas plus, la beauté des objets ordinaires que l’on ne jette pas, que l’on répare, que l’on transmet. Des racines qui innervent depuis toujours son travail, d’Issey Miyake à la fondation Pinault, en passant par la céramique, le dessin, voire imaginer ce que pourraient être des villes rêvées. Des projets protéiformes qu’une ligne de fuite pourtant relie, presque un sacerdoce : toucher les gens.
EPV/ Tout à l’heure en me présentant votre nouvelle chaise Shaku, éditée par Koyori, la première chose que vous m’avez dite, c’est de m’y asseoir. Est-ce qu’une chaise au design réussi est forcément une chaise confortable ?
RB/ Un projet réussi, c’est une addition de plusieurs choses. Mais s’il y a bien un sujet qui est souvent mis de côté, alors que c’est une des problématiques fondamentales de ce métier, c’est l’usage, le service. Servir une situation, une posture, un usager. Ce n’est bien sûr pas suffisant, mais c’est fondamental. La justesse du projet dans le contexte dans lequel il est pensé est également importante. Cette chaise, par exemple, faite chez un autre fabricant ne serait pas juste, ce ne serait donc pas une bonne chaise pour moi, même si c’était exactement la même.
Pourquoi cela ?
Car elle correspond à des caractéristiques très précises liées à un savoir-faire que l’on ne retrouverait pas en Europe. Nous sommes ici à un tel niveau de précision et de maîtrise que l’on dirait presque des sashimi de bois parfaitement coupés (rires). Et pour cela, il faut des maîtres. La beauté, l’exactitude, l’élégance, le confort… tout ça participe de la justesse d’un projet. Prenez la chaise la plus iconique : la chaise Thonet, inventée à la fin du XIXe siècle, est une révolution pour l’époque. Comme elle se démonte, dans 1 m3, on peut en mettre une grande quantité, ce qui permet de l’envoyer par bateau facilement dans le monde entier. C’est le premier véritable succès industriel d’une chaise car elle est juste dans son contexte, à une époque où la démontabilité est un enjeu, alors que plus tard l'enjeu aurait plutôt été la possibilité de l'empiler.
« On voudrait que le bon goût se situe plutôt d’un côté que de l’autre. Ce qui fait que les aspérités tendent à disparaître.»
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Peut-on parler d’un « design japonais » comme l’on parlerait d’un « design scandinave » ?
Je pense, oui. Dans les années 1990- 2000, le design japonais avait quelque chose de très synthétique. Il y avait une maîtrise des choses artificielles, c’était les premières montres digitales, les robots. Mais aussi un rapport à l’immatériel. La transparence des résines coulées de Kuramata, l’anodisation. Quelque chose de presque furtif. Le Japon incarnait alors le futur pour moi. Aujourd’hui les choses ont complètement basculé, le paradigme a changé, en quelque sorte. Le Japon est plutôt tourné vers les questions de tradition, de savoir-faire ancien, parfois mis au goût du jour. Donc oui, on peut parler d’un design japonais. Il n’est qu’à regarder tout simplement les voitures, les couleurs, les objets plastiques… Bien que, comme partout, ces différences nationales aient tendance à s’estomper.
Parce que le design s’uniformise ?
Oui, il y a des courants internationaux qui voudraient que le bon goût se situe plutôt d’un côté que de l’autre. Ce qui fait que les aspérités tendent à disparaître.
Peut-on alors parler de « modes » dans le design ?
Malheureusement, oui. Mais ce qu’il faut se rappeler, c’est que tout ce qui n’a pas poussé naturellement ou qui n’était pas préexistant sur terre relève du design. Une poignée de porte, des barreaux de fenêtre, une paire de lunettes : tout objet artificiel est une question de design. Mais plus que les courants, je pense qu’on peut parler d’une mode du design, puisque le terme est devenu un adjectif. Quand on parle d’une « chaise design » ou d’une « brosse à dents design », en général c’est pour décrire un objet un peu caricatural dans une couleur criarde en plastique transparent…[…]