Les boots ou la vie
TEMPURA magazine N°19 - Antomne 2024
© Emil Pacha Valencia
Tokyo, ses bars, ses néons, ses salarymen pressés et… ses boots. Puisant à loisir dans l’héritage américain des boots de travailleurs du XXe siècle, de jeunes créateurs n’hésitent pas à faire un pas de côté pour les adapter à leur époque et créer des souliers aussi durables que faciles à porter, des bottes d’une vie.
Le bâtiment, quelconque, se fond dans le paysage bas typique de l’est de la capitale japonaise ; on passerait devant sans s’arrêter. Si ce n’est cette vieille moto anglaise des années 1960 garée devant, mais aussi son propriétaire, lunettes fumées, t-shirt blanc sur pantalon noir, barbe de trois jours, boots usées aux pieds. « Entrez, il fait meilleur dedans. » On ne se fait pas prier face à la chaleur accablante de ce mois d’août tokyoïte. Passé un rideau de plastique translucide, une dizaine d’artisans s’affairent sur des pièces de cuir de différentes formes et tailles dans une atmosphère studieuse et les effluves de colle. « L’usine a une douzaine d’années, mais la marque a été créée en 2007 », explique Katsuya Tokunaga, le fondateur de The Boots Shop, un fabricant de chaussures qui possède notamment les marques Rolling Dub Trio et Tokyo Sandal. Au-dessus d’une machine d’où s’échappe une vapeur blanche, un artisan en salopette fait chauffer le cuir pour le mouler sur le last, la forme à monter, qui donnera sa ligne, son caractère et sa tenue à la chaussure. Une opération délicate, car le moindre mouvement peut déformer le soulier ou faire perdre la symétrie entre les deux pieds. Dans un autre coin de l’atelier, une jeune femme polit avec méthode des semelles en cuir ; seul le bruit des machines ou des outils que l’on se passe vient interrompre le silence. « Nous avons beaucoup de demandes pour rejoindre notre fabrique, car les jeunes artisans trouvent ça cool de travailler pour une marque jeune, qui innove dans le domaine de la chaussure, tout en maintenant un haut niveau d’exigence, détaille non sans fierté le patron. Allier les deux, s’inscrire dans l’époque tout en fabriquant des objets de qualité, c’est malheureusement devenu rare de nos jours. » Dans sa fabrique tokyoïte, The Boots Shop emploie aujourd’hui une quinzaine d’artisans qualifiés. Pas assez pour satisfaire une demande qui ne cesse d’augmenter. […]
© Emil Pacha Valencia
« On prend ce qu’il y a de bon dans l’expertise artisanale japonaise. Mais je ne suis pas là pour reproduire à l’identique des modèles anciens. Si parfois je puise dans de vieux catalogues américains tels que Sears, ou dans des films d’époque avec Steve McQueen ou Gene Kelly, je veux que mes modèles aient du style, mais restent faciles à porter, légers, qu’ils s’adaptent à notre époque. Mais cela va aussi dans l’autre sens : pourquoi ne pas imaginer des chaussures de sport confortables qui soient également élégantes ? Ce sera mon prochain challenge. »
[…] À l’autre bout de la ville, bien loin des artisans d’Asakusa, le quartier résidentiel Daita, dans l’arrondissement de Setagaya, se réveille doucement. Dans une rue discrète, en face d’un restaurant spécialisé en unagi, l’anguille grillée, un bâtiment de trois étages se détache depuis la route. En grosses lettres blanches avec une typographie inspirée des vieux saloons américains : BRASS Shoe Co. Son propriétaire, Minoru Matsuura, est une légende dans le monde de la chaussure tokyoïte. S’il possède aujourd’hui sa propre marque, Clinch, il est entré dans le monde des souliers par « l’autre bout », comme il l’explique : en réparant les chaussures pour leur donner une seconde vie. « Ma mère était couturière. Elle travaillait pour les grands magasins. J’ai grandi entouré de machines à coudre et de vêtements à repriser. Je pense que cela m’a beaucoup influencé », admet le créateur. Diplôme de physique en poche, il abandonne rapidement son poste de technicien pour devenir sous-traitant d’un cordonnier durant cinq ans. « Je rapportais les chaussures à la maison pour les réparer. Et puis j’ai commencé à avoir mes propres clients. En réparant les chaussures, j’ai beaucoup appris sur leur structure, leur design. Cela m’a donné envie d’imaginer des chaussures qui durent longtemps et qui soient faciles à réparer, nous avons alors créé Clinch. Nous vivons dans une société du tout-jetable, où la fast fashion domine. Nous avons pris l’habitude de consommer beaucoup en sachant qu’on peut toujours racheter du neuf. Je voulais m’inscrire dans une autre démarche. » […]