Balade en mer intérieure
GÉO HORS-SÉRIE N°50 - Août-septembre 2024
Ce lundi de juin, nous sommes quatre à embarquer dans le Takafuku Liner, le ferry aux faux airs de chalutier qui dessert les trois îles principales de l’archipel d’Ieshima. Les sièges en velours arborent des fleurs exotiques rouges, bleues, vertes. Le moteur démarre dans un ronronnement rauque ; ma voisine s’est déjà endormie. La brume laisse place au soleil au fur et à mesure que l’on s’éloigne du port de Himeji. Dans le lointain, se détachent de proche en proche des bateaux de retour de pêche. En mettant le cap à l’ouest – il suffirait de virer de bord de quelques degrés –, nous débarquerions à Naoshima, îlemusée où les touristes du monde entier se pressent pour découvrir le chat de Niki de Saint Phalle et la fameuse courge jaune à pois de Yayoi Kusama. Mais ce n’est pas pour l’art contemporain, les hôtels design et les restaurants branchés que j’ai pris le chemin de la mer intérieure de Seto. Ce rectangle d’eau de 23 000 km2 (à peu près un tiers de la superficie de la Manche), que les Japonais nomment Seto naikai, est, plutôt qu’une barrière naturelle, un carrefour entre trois des quatre grandes îles composant l’archipel japonais : Honshū, la principale, au nord, Shikoku, au sud, et Kyūshū à l’ouest. On y recense quelque 3 000 îles et îlots (un dixième est habité), dont les 40 confettis formant l’archipel d’Ieshima qui, un à un, apparaissent à l’horizon. Dans cette région, on ne vit pas du tourisme (les visiteurs sont rares, encore plus quand ils sont occidentaux) mais de la pêche. Les chats ne sont pas des oeuvres d’art mais d’authentiques matous errants. Et, si l’on en croit les hommes occupés sur les quais à démêler, sans se presser, leurs filets roses, on cultive un rapport au temps aux antipodes du rythme effréné des grandes villes. Y trouverai-je ce «Japon d’avant», que promettent les rares prospectus aperçus avant de m’embarquer sur le ferry ?
Parmi les néoruraux, des femmes qui trouvent ici un mode de vie autonome, loin du modèle patriarcal qui domine en ville.
[…] Ainsi, si la baisse démographique dans l’archipel d’Ieshima suit la tendance du Japon dans son ensemble, elle n’est pas nécessairement plus forte, à la faveur d’un phénomène que les experts appellent «U-turn», c’est-à-dire le retour des jeunes sur les îles après une expérience à la ville ou des études universitaires. Mais aussi grâce aux néoruraux. «Le cas des femmes est particulièrement intéressant, développe Philippe Pelletier. Elles viennent souvent des métropoles pour s’extirper d’un monde de l’entreprise encore largement patriarcal. Elles trouvent sur ces îles un mode de vie plus autonome. Reste à savoir si ces nouveaux arrivants sont dans une logique purement individuelle ou s’ils désirent s’insérer et s’impliquer dans ces communautés.» Sur Bozejima, l’île voisine à moins de dix minutes de bateau, je débarque sous une pluie de fin du monde. Je m’abrite sous une sorte de cabane en bois, entre les chats errants et les filets de pêche. En face, le minuscule sanctuaire de Bentenjima est dédié au dieu de la mer. Les pêcheurs viennent y déposer des bouteilles d’eau-de-vie en guise d’offrandes. Le cuir tanné par le soleil et le crâne rasé, un homme observe la mer, le regard sombre. «C’est dangereux de partir en mer par ce temps, mais parfois on n’a pas le choix, on ne peut pas se permettre de perdre un jour de travail, m’explique Kobayashi-san, un pêcheur d’iwashi, la sardine japonaise. Il y a deux fois moins de poisson qu’avant, il faut aller toujours plus loin, donc les prix augmentent, et les gens en mangent moins.» Kobayashisan est né et a grandi à Bozejima. Il vit dans une maison toute proche du port avec son épouse. Si son fils a repris le métier de son père, ce n’est plus vraiment la norme selon lui. «La vie de pêcheur, c’est solitaire, et c’est plus dur qu’avant. C’est pour ça que les jeunes ne veulent plus faire ce métier. On s’y habitue pourtant», dit-il en me montrant ses mains calleuses dans un large sourire.