Fukuoka
TEMPURA magazine N°14 - Été 2023
© Emil Pacha Valencia
Manière de vivre
J’ai toujours trouvé les consensus un peu suspects. Ce film que tout le monde aime, cet album qu’il faut absolument écouter, cette expo que tu dois aller voir, je t’assure, c’est bluffant. Fukuoka fait l’unanimité. Déjà, c’est le Kyushu, or qui n’aime pas le Kyushu ? On y mange bien, les gens sont sympas, il fait beau et y a des sento, que demander de plus. Et puis Fukuoka, c’est une ville à taille humaine, on y trouve de tout, mais pas de trop, ni trop peu, juste bien. Il paraît d’ailleurs que c’est la ville préférée de Katsuhito Ishii, le réalisateur du magnifique The Taste of Tea. Il raconte que parfois ça lui prend, comme ça, il s’installe dans le Shinkansen en gare de Tokyo, et pouf, 4h50 plus tard il débarque à Fukuoka, juste le temps d’y passer quelques heures et d’y puiser, qui sait, l’inspiration de ses prochains films. Il paraît aussi que l’on sent, à mesure que l’on s’éloigne de la capitale, l’air devenir moins lourd, moins pressant, moins stressant. Les passagers qui s’ouvrent des canettes de Kirin, passée la gare d’Osaka. Le rire des enfants qu’on ne tait plus. Le clin d’oeil du contrôleur, soulagé d’avoir quitté la capitale, enfin. Un peu comme si les frontières du Kansai ouvraient vers un autre Japon, un Japon un peu moins dur, un peu plus simple. Au loin, par la fenêtre, 235km/h, le mont Fuji nous observe nous éloigner à travers les nuages, suspicieux. […]
© Emil Pacha Valencia
« L’indigo est vivant. Il faut en prendre soin. »
[…] Il y a d’abord l’odeur. Un mélange d’ammoniaque et de soufre, tenace, entêtant. Les petites bulles qui se forment à la surface du liquide marronnasse trahissent le processus de fermentation en cours. « La teinture contenue dans l’indigo ne se dissout pas comme telle dans l’eau, explique Keisuke Yamamura. Il faut laisser les microorganismes faire leur travail de fermentation. Nous n’utilisons pas de produits chimiques pour accélérer le processus, uniquement des composants naturels, tels que du son de blé ou de la poudre de coquillage. Nous préférons laisser le vivant faire son travail. » Depuis 1891, la fabrique Aizome Kasuri Kobo située à Kurume, au sud de la préfecture de Fukuoka, applique cette même méthode, inlassablement. Vêtu de bleu des pieds à la tête, Keisuke Yamamura, 5e génération de teinturiers, s’occupe de son indigo comme l’on veillerait sur une plante délicate dans son jardin. « L’indigo est vivant. Il faut en prendre soin. » C’est ainsi que chaque matin, Keisuke « goûte » son indigo du bout de la langue. « La sensation de l’indigo épais sur mes mains, le son qu’il fait quand je le mélange, son goût… c’est lui qui me dit lorsqu’il est prêt. »
Devant la petite fabrique, de longs rubans de coton d’un bleu profond sèchent au vent. Difficile de croire que cette couleur si unique, que les designers de mode s’arrachent de Lemaire à Jimmy Choo, trouve son origine dans ce liquide marronvert. « C’est l’oxydation de l’indigo au contact de l’air qui provoque ce changement de couleur, du marron vers le bleu. Il ne sert donc à rien de laisser tremper un tissu longtemps dans la cuve si on veut un bleu plus profond. Il faut répéter le geste de trempage, puis d’essorage à l’air, et ainsi de suite. C’est cela qui donnera une teinte plus ou moins intense. Parfois, on peut répéter ces gestes jusqu’à 50 fois. » C’est ce procédé qui fait la réputation des indigos de la région de Kurume depuis plus de 200 ans, le Kurume kasuri. La sueur, les lavages, les frottements, le repassage : le bleu perd à peine de son intensité à travers le temps.
Un métier à tisser trône dans l'entrée de la maison principale. Chez Aizome Kasuri Kobo, où l’on conçoit les tissus de A à Z, c’est le père Ken qui s’occupe du design et du tissage, toujours à la main. On nous sert un verre de thé froid accompagné d’un cheesecake, délicieux. Les coussins sur lesquels nous sommes assis sont en vente à l’entrée. Le prix ? On me sort un petit carnet discret, presque pour s’excuser de demander autant : 30 000 yens, près de 200 euros. Trop pour la plupart des gens. Mais quel est le prix juste ? Celui qu’on est prêt à payer pour un objet unique fait main ? Celui de la défense d’un savoir-faire, d’une culture ? « Ce tissu, qui appartenait à ma grand-mère, a plus de 30 ans, m’explique Kensuke en montrant une étoffe aux dessins géométriques en forme de losanges. Le bleu n’a pas perdu de sa vigueur. Il est de coutume ici de ne jamais jeter les choses. Lorsqu’un vêtement est trop abîmé, on en fabrique un autre avec, pour lui offrir une nouvelle vie. Cette façon de considérer les choses matérielles est propre à la culture locale. Depuis toujours nous composons avec ce que nous offre la nature : l’eau, la terre, le climat... Et nous le lui rendons en la respectant, en évitant de gaspiller inutilement. » Aujourd’hui, le jeune artisan qui cultive ses propres plantes d’indigo n’a pas peur d’expérimenter, pour « mieux comprendre l’indigo et le partager ». De là à voir dans cette couleur toute une philosophie de vie ? Je repars avec un petit porte-clé au bout duquel est accroché un cube de tissu à petits pois bleus. Les derniers rayons du soleil pénètrent les tissus qui sèchent sur les longs bâtons de bambou. Sur le toit de la maison, un chat aux pattes bleues. […]